21.
Mérenptah et Iset la Belle vivaient des moments heureux dans le petit palais de la Place de Vérité. Loin de la cour, des flatteurs et des solliciteurs, le couple royal célébrait les rites, visitait les ateliers, invitait à sa table le maître d’œuvre, la femme sage, le scribe de la Tombe et le chef de l’équipe de gauche pour les entendre parler des travaux et des jours de la confrérie.
Kenhir se montrait intarissable sur l’histoire de la communauté et il fit plusieurs fois sourire le roi en évoquant les travers des artisans et la floraison, à certaines époques de l’année, des motifs d’absence au travail qu’il examinait un à un avec la dernière sévérité.
Les musiciennes d’Hathor jouèrent pour le couple royal, qui s’intéressa aux techniques des spécialistes et se rendit sur le site où serait édifié le temple des millions d’années de Mérenptah ; Néfer emmena Iset la Belle dans la Vallée des Reines pour lui montrer l’emplacement de sa demeure d’éternité, magiquement reliée à celle du pharaon.
On célébrait un banquet à la mémoire des rois qui avaient protégé la confrérie lorsque le vizir, la mine sombre, se présenta devant le monarque.
— Puis-je vous parler en particulier, Majesté ?
— Ne peux-tu attendre la fin de ce repas ?
— J’aimerais obtenir votre avis au plus vite pour transmettre immédiatement vos instructions à la capitale.
L’entretien dura un long moment. Quand Mérenptah fut de retour, son visage était soucieux.
— Dès demain, je repars pour Pi-Ramsès, annonça-t-il.
— Aurai-je le temps de vous montrer le premier plan que j’ai préparé pour votre tombe, Majesté ?
Le roi, Néfer et Kenhir consultèrent le document déposé dans la Maison de Vie. Le maître d’œuvre s’était conformé aux règles en vigueur sous la dix-neuvième dynastie, celle de Séthi et de Ramsès.
— Ce plan me convient, et je ne désire aucune innovation, jugea le monarque. En ce qui concerne le choix des textes et des figures, et leur répartition sur les parois, tu m’adresseras d’autres plans, très détaillés. Et n’oublie pas, maître d’œuvre aucune erreur. Que chaque élément soit à sa juste place.
Néfer savait qu’une tombe royale ne ressemblait à aucun autre monument et qu’elle devait être conçue comme un fourneau alchimique dont le feu produisait de l’éternité. En s’inspirant de l’exemple de ses prédécesseurs et en assimilant toutes les dimensions de la science sacrée, le Silencieux devrait composer une partition sans aucune disharmonie.
Entrevoyant les difficultés extrêmes d’une telle œuvre, Néfer fut pris de vertige. Afin de dissiper cette sensation, il se mit au travail en consultant les papyrus où avaient été conservées les paroles des dieux.
Accablé de travail, Méhy devait partager son temps entre ses deux bureaux : celui du quartier général des forces armées, sur la rive est, et celui de l’administration principale de la rive ouest. Dans un cas comme dans l’autre, il avait exigé que les locaux fussent repeints et meublés de manière luxueuse. Comme les travaux n’avançaient pas assez vite, il avait réclamé et obtenu davantage d’ouvriers.
Faite de déplacements d’une rive à l’autre, de rendez-vous, d’études de dossiers, de prises de décision, cette existence trépidante convenait parfaitement à Méhy dont l’énergie paraissait inépuisable. Pour locales qu’elles fussent, ses responsabilités s’exerçaient cependant dans le cadre d’une région aussi riche que prestigieuse et lui permettraient de devenir l’un des personnages importants du pays, surtout s’il parvenait à être admis à la cour de Pi-Ramsès.
Condamné à réussir dans ses fonctions officielles afin d’acquérir une stature d’homme d’État, Méhy apparaîtrait comme l’un de ces hauts dignitaires satisfaits d’eux-mêmes et de leur fortune. Qui se douterait de son véritable but ?
Un officier supérieur le salua.
— Général, vous êtes demandé d’urgence à l’embarcadère.
— Un incident ?
— Il semble que le roi s’apprête à quitter Thèbes. Toutes les forces de sécurité doivent être déployées.
— Je m’en occupe immédiatement.
De fait, la flottille royale ne tarderait plus à lever l’ancre ; Méhy prit les dispositions nécessaires pour tenir les badauds à l’écart.
Il s’inclina devant le roi quand ce dernier embarqua, l’air préoccupé. Le vizir l’attendait sur le pont, et les deux hommes s’isolèrent aussitôt dans la cabine centrale.
Méhy conversa avec plusieurs dignitaires thébains pour tenter d’obtenir des informations, mais personne ne savait rien, et chacun s’interrogeait avec anxiété sur les causes de ce départ précipité. Seul un vieillard s’appuyant sur une canne émit un avis qui sembla digne d’intérêt.
— Ou bien une faction opposée à Mérenptah essaie de prendre le pouvoir dans la capitale, ou bien une tentative d’invasion se prépare. Quelle que soit la vérité, le ciel d’Égypte s’obscurcit.
Paneb avait assimilé l’enseignement de Gaou le Précis et il ne commettait plus d’erreur dans la mise aux carreaux, sans pourtant être l’esclave d’une géométrie rigide qui aurait desséché sa main.
À plusieurs reprises cependant, Gaou avait corrigé des détails et reproché au jeune peintre ses calculs approximatifs. Paneb avait discuté, s’était parfois incliné, mais il avait souvent prouvé la justesse de son point de vue lorsque le motif était mis en couleurs.
Si Paï le Bon Pain acceptait volontiers de voir Paneb devenir l’assistant de Ched le Sauveur, qui suivait pas à pas les progrès de son disciple et ne tolérait aucune imperfection, il n’en allait pas de même d’Ounesh le Chacal. Voilà longtemps qu’il avait reconnu le génie de Ched et sa supériorité sur les dessinateurs qui lui préparaient le travail, mais il n’était pas prêt à obéir au jeune Paneb, quels que fussent ses dons.
Avant d’emmener Paneb dans la Vallée des Rois pour y travailler à la décoration de la tombe de Mérenptah, Ched le Sauveur voulait lui faire franchir une étape décisive. S’il échouait, il ne serait jamais un véritable peintre. Aussi avait-il demandé aux trois dessinateurs de préparer l’angle d’une paroi dans le vaste tombeau qu’occuperait Kenhir. Paneb était chargé d’y représenter un artisan vêtu de la robe blanche de prêtre pur et faisant offrande de l’encens au dieu Ptah.
Quand il arriva, avec ses pinceaux, ses brosses et ses couleurs, la paroi n’était pas préparée. Adossé au mur, Ounesh croquait un oignon. Ses traits évoquaient plus que jamais ceux d’un chacal.
— Où sont les autres ?
— Gaou le Précis souffre de l’estomac et Paï le Bon Pain d’un mauvais rhume. Moi, je me suis bêtement entaillé un doigt en faisant la cuisine. Il y a des jours, comme ça, où tout va mal. Et malheureusement pour toi, Ched va bientôt examiner ta peinture qui ne sera même pas commencée...
— C’est trop gentil de m’avoir attendu ici pour me prévenir. Tu devrais rentrer chez toi.
— Tu as raison, ma blessure pourrait s’infecter. Je vais me faire soigner.
Paneb aurait dû se résigner et admettre sa défaite, mais il préféra se battre, même vaincu d’avance. Il effectua lui-même le quadrillage après avoir vérifié la bonne qualité de l’enduit, prépara ses couleurs, et il peignit directement le personnage sans dessin préliminaire, en violation des règles. Le temps ne comptait plus et, même si Ched surgissait pour constater l’échec de son disciple, ce dernier aurait lutté jusqu’à épuisement de ses possibilités.
La matinée s’écoula, puis le début de l’après-midi, et toujours pas de Ched ! Paneb eut le loisir de peaufiner son œuvre, d’affiner tel ou tel trait et de vérifier l’équilibre de la scène.
Soudain, mille défauts lui sautèrent aux yeux.
— Content de toi ? interrogea Ched, les bras croisés.
— Non, ce n’est qu’une ébauche.
— Lorsque tu peins, tu dois te situer en même temps de face, de profil et de trois quarts, supprime les perspectives trompeuses qui ôtent la force vitale, exclus le clair-obscur, associe de multiples points de vue en insistant sur les traits essentiels, le visage de profil, l’œil de face, le torse de face dans toute sa largeur, le bassin de trois quarts avec le nombril visible, les bras et les jambes de profil... Restitue un espace qui n’existe pas et fais-nous voir la réalité cachée. Quand tu crées un faucon, rassemble en une seule image plusieurs moments de son vol ; quand il s’agit d’une figure humaine, que l’ensemble de ses caractéristiques soit dévoilé. Et n’oublie pas que notre œuvre ne s’inscrit pas dans le temps ; ce sont des instants éternels que nous sommes chargés d’incarner. Jamais nous n’évoquons une heure de la journée en particulier, parce que c’est le jour qui compte, comme fruit de la lumière. À toi de vivre dans le mouvement immobile, qu’il soit l’axe de ta main. Et respecte la hiérarchie des êtres : Pharaon est de plus grande taille que les hommes, il est le grand temple qui abrite son peuple ; un maître de domaine est plus grand que ses serviteurs car il exerce davantage de responsabilités qu’eux et doit assurer leur bien-être. Quant au prêtre comme celui que je vois sur ce mur, il devrait avoir le regard légèrement levé vers le ciel.
Paneb buvait les paroles de Ched le Sauveur.
— Pour une peinture exécutée aussi vite, j’ai vu pire... Mais il faudra te montrer capable de la rectifier. Sinon, imagine la tête de Kenhir !
Tout ce qui avait bouillonné dans le cœur de Paneb depuis son adolescence allait enfin pouvoir s’exprimer, puisque le peintre venait de lui ouvrir les yeux sur une autre réalité, plus intense, plus belle et plus vitale que le monde apparent.
Paï le Bon Pain fit irruption dans la tombe.
— Viens tout de suite, Paneb... Ta femme accouche !